Recueilli par Samuel Lieven, la-croix
ENTRETIEN Le poids lourd
démographique du monde orthodoxe a annoncé, lundi 13 juin, son refus de
participer au concile convoqué en Crête par le patriarche œcuménique
Bartholomée.
Jean-François Colosimo, intellectuel orthodoxe et
historien des religions, remet en perspective les atermoiements de cette
Église sur le retour après 70 ans de glaciation soviétique.
La rencontre du
patriarche orthodoxe russe Kirill avec le pape François le 12 février
2016 a cristallisé une campagne contre lui au sein de son propre synode,
affirme Jean-François Colosimo. /
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L’Église orthodoxe russe a annoncé au dernier moment son refus de participer au concile panorthodoxe convoqué en Crête par le patriarche Bartholomée de Constantinople. Comment comprendre cette attitude ?
Jean-François Colosimo :
Il faut impérativement se situer sur le temps long. La rivalité entre
les deux sièges patriarcaux remonte au XVe siècle avec la prise de
Constantinople par les Ottomans (1453).
Voyant dans cette chute la
sanction des péchés de Constantinople, l’orthodoxie moscovite se sent
dès lors investie du salut de la foi orthodoxe. Il est vrai que Moscou
représente alors la seule orthodoxie libre. C’est donc à partir de là
que se forge l’idéologie de la Troisième Rome.
D’abord mimétique,
cette rivalité devient également géopolitique. L’histoire de l’Église
russe est inséparable des relations entre l’empire tsariste et l’empire
ottoman. La politique russe d’avancée vers les mers chaudes et le
démembrement de l’empire ottoman (Crimée, Caucase…) depuis Catherine II
jusqu’à Vladimir Poutine alimentent la défiance et l’hostilité du
Patriarcat Constantinople à l’égard des Russes.
C’était aussi vrai
sous l’empire ottoman que dans la Turquie actuelle où le patriarche
Œcuménique – aujourd’hui basé à Istanbul, où ne vivent plus qu’une
poignée de grecs-orthodoxes – est prisonnier d’une situation qu’il n’a
pas choisie.
Enfin,
la rivalité entre les deux sièges est ecclésiastique. Cela se traduit
par le fait que les Russes ont longtemps aidé les chrétiens arabes du
Patriarcat d’Antioche à se défaire de la tutelle grecque de
Constantinople. Emerge ainsi, au cours du XIXe siècle, un véritable axe
Damas-Moscou qui s’est maintenue durant la période soviétique et demeure
opérationnel aujourd’hui à travers une solidarité financière et
logistique entre les deux patriarcats.
Pour autant, Constantinople jouit toujours d’une primauté symbolique sur l’ensemble de l’orthodoxie…
J-F.C. :
C’est la question qui sous-tend cette rivalité multiséculaire : qui, au
fond, a le véritable pouvoir ? Il va de soi qu’à partir du XVè siècle,
Constantinople a perdu de sa force missionnaire. C’est la Russie qui
envoie des missions en Amérique du Nord via l’Alaska, mais aussi en
Chine, au Japon et dans toute l’Asie…
D’où la question cruciale :
qui accorde l’autocéphalie (NDLR : indépendance totale d’une Église en
langage orthodoxe) ? Constantinople, c’est-à-dire l’Église mère de
toutes les Églises, ou celle qui conduit effectivement la mission ?
Moscou se livre donc à une démonstration de puissance ?
J-F.C. : Ravivée
après la chute du bloc communiste, la vieille rivalité qui l’oppose à
Constantinople n’autorise pas pour autant Moscou à remettre en cause
l’autorité du patriarche œcuménique.
Aussi Moscou joue-t-elle sur
son poids démographique. Avec ses 150 millions de croyants, elle
représente certes la moitié de l’orthodoxie mondiale, mais c’est un
colosse aux pieds d’argile : la moitié des orthodoxes russes sont en
Ukraine où la guerre fait rage depuis plus de deux ans et menace de
faire exploser l’Église orthodoxe d’Ukraine…
À cette situation
s’ajoute un autre problème d’ordre théologique. N’oublions pas que
l’Église orthodoxe russe était avant la révolution de 1917 la plus
progressiste du monde orthodoxe. C’est elle, via l’émigration
d’intellectuels comme Vladimir Lossky et leur rencontre avec les grands
penseurs catholiques (Lubac, Daniélou…), qui a fécondé sur les bords de
la Seine la grande tradition théologique et Œcuménique occidentale,
laquelle a rendu possible le concile Vatican II. Seulement voilà, au
sortir de la longue parenthèse soviétique, l’Église orthodoxe russe est
devenue une Église réactionnaire avec des réflexes d’appareil.
Nous
assistons donc à un formidable renversement de l’histoire : l’esprit
d’ouverture aujourd’hui porté par les Grecs est dénoncé par les Russes,
alors que ces derniers en ont été les inventeurs…
Que gagne l’Église russe dans ce boycott ?
J-F.C. : Sa
posture fondée sur la puissance cache en réalité un affaiblissement de
l’institution. Paradoxalement, la non venue du patriarche Kirill de
Moscou au concile est une conséquence de sa rencontre avec le pape
François. Cet événement, longtemps repoussé pour ne pas fâcher l’aile
droite ultranationaliste de son Église et risquer un schisme, a
finalement cristallisé une campagne contre Kirill au sein de son propre
synode (assemblée des évêques).
Voilà donc une Église russe en
pleine dérive intellectuelle, oublieuse de ses propres leçons
d’ouverture, contrainte de s’emparer des revendications rétrogrades et
nationalistes de petites Églises comme la Bulgarie et la Géorgie pour
compenser ses fragilités internes.
Cela aboutit à une chaise vide
qui consacre l’Église russe comme la championne d’une orthodoxie
minoritaire et intransigeante. En simulant une sorte de contre-pouvoir
momentané, l’Église orthodoxe russe joue la seule carte qui lui reste
pour exister et pour ne pas avoir à plier devant Bartholomée. À ce
titre, elle apparaît plus marginalisée que renforcée. Recueilli par Samuel Lieven